Les pesticides dans les cours d’eau franc-comtois

C’est toujours le même objectif qui est suivi ici : essayer de comprendre un peu mieux le déclin des cours d’eau en Franche-Comté, particulièrement ceux drainant, au sein du karst, les hauts reliefs du Jura.

La qualité de ces cours d’eau et de leur biodiversité connaît en effet depuis quelques années des régressions inquiétantes : mortalités récurrentes des poissons : truites et ombres, division par un facteur 1 000 des insectes aquatiques, etc.
Certes, les causes en sont multifactorielles, mais les pollutions par pesticides et micropolluants participent certainement à ces évolutions négatives et mortifères.

La Loue en aval de Chenecey-Buillon. Champs herbicidés le 21.02.18.

Le tout conduit de façon inéluctable à la dégradation des milieux aquatiques, à la banalisation des rivières, à la perte irréversible de la qualité de l’eau exploitée pour être rendue potable.

Les présentes études poursuivent et mettent en perspective le précédent travail sur deux aspects :

– l’une porte sur les pollutions par micropolluants (dont les pesticides) des sédiments constituant le substrat de certains cours d’eau que l’Agence de l’eau Rhône Méditerranée et Corse (Agence RMC) analyse régulièrement sur les années 2010 à 2014. Elles complètent donc la vision que nous pouvons avoir des impacts humains en terme de pollutions sur les cours d’eau du haut massif du Jura ;

– la suivante démontre un impact croissant des activités agricoles sur les cours d’eau : elle s’appuie sur l’exploitation des analyses des seuls pesticides en concentrations quantifiées dans les eaux, disponibles dans les analyses de l’Agence RMC entre 2010 et 2016. Elles montrent que l’intensification des pratiques agricoles sur les têtes de bassins du Doubs et de l’Ain est encore un phénomène en cours.

A – Les pesticides dans les sédiments de rivières situées en tête de bassin du territoire karstique jurassien.
1 – Problématique
Cette étude porte sur les sédiments de ces cours d’eau : ces matériaux de compositions et d’origines variées sont un milieu de vie important pour toutes sortes de formes de vie. Du fait de caractéristiques physico-chimiques différentes de l’eau, ils peuvent réagir de manière différente à des flux de polluants.

Ces sédiments, sables et graviers, argiles, matières organiques, participent aux grands équilibres écologiques de cours d’eau. Milieux de vie abritant toute une faune spécifique (la stygobie), espèces filtrantes, ils recèlent une vie bactérienne importante.
Leur qualité biologique et chimique constitue donc un reflet direct des flux liés à l’eau des nappes alluviales, en zones de montagnes comme ailleurs.
Certaines espèces ont le même rôle écologique que les lombrics du sol, en exploitant les matières organiques de ces matériaux de petite taille qu’elles ingèrent avent de les rejeter une fois filtrées et nettoyées. L’ensemble de ces espèces participe donc aux flux de matières, de même qu’aux réseaux trophiques des rivières. Et doit donc participer et refléter la qualité globale des cours d’eau.

2 – Les pesticides dans les sédiments des cours d’eau en tête de bassin.
Cette étude montre l’imprégnation par ces polluants des sédiments : ce ne sont pas tout à fait les mêmes que dans l’eau libre : cela correspond sans doute aux propriétés d’adsorption, de solubilités différentes des différents micropolluants par rapport à l’eau ou à des argiles, constitutives des sédiments. Par contre, ils sont nombreux : en 2014, les 80 molécules apparemment recherchées sont détectées dans les sédiments, sans être quantifiées.
Un cas préoccupant : une seule molécule apparaît quantifiée plusieurs fois, c’est le crésol-para ou para-crésol ou encore p-crésol (10 fois sur 35 analyses), et parfois dans des concentrations très élevées (2 870 µg/kg dans le Doubs à Mouthe-Pt Sarrageois, vers sa source donc !). Cf. tableau ci-dessous./

 

Il est intéressant de savoir que le crésol-para est ici improprement considéré comme un pesticide. Dans la littérature, il apparaît comme une molécule naturellement produite dans le tube digestif des mammifères (y compris chez l’homme), comme résultat de la dégradation bactérienne de phénols et acides aminés aromatiques, faisant partie des apports en protéines (tourteaux et farines).
Dans le cas présent, il peut donc être considéré comme un indicateur d’élevage intensif.
Ce qui semble effectivement le cas, au vu de la situation de l’élevage local du site de Mouthe.
Par contre, les concentrations décroissantes vers l’aval peuvent résulter d’un effet de dilution, au fil de l’eau. Ces considérations n’enlèvent rien à sa dangerosité potentielle qui semble différente entre mammifères et organismes aquatiques, tant ces différents crésols semblent fréquents dans l’environnement, avec des sources encore discutées.

3 – Conclusions.
Bien présentes dans les sédiments des cours d’eau étudiés, ces molécules ont un impact sur les formes vivantes benthiques : effets de toxicité directe, mais aussi fragilisant le vivant sur le long terme et participant à sa disparition, et encore contribuant aux effets cocktails et autres effets méconnus tels que l’épigénétique. Par contre, ne disposant pas de valeurs de référence pour d’éventuels seuils de toxicité dans les sédiments, il est difficile d’aller plus loin dans l’estimation des impacts de ces pollutions sur les écosystèmes que constituent les cours d’eau dans l’ensemble de leur lit majeur.

B – Pollutions par les pesticides des rivières situées en tête de bassin du territoire karstique jurassien. Une empreinte croissante des activités agricoles.

Cette étude a été réalisée à partir des analyses de l’eau réalisées par l’Agence de l’eau RMC concernant les cours d’eau retenus drainent globalement les hauts reliefs du Jura géographique et la zone AOC Comté.

Ce sont uniquement les molécules pesticides de concentrations quantifiées qui ont été comptabilisées pour chaque trimestre des 4 années disponibles à la date de notre étude déjà publiée : 2010 à 2014. Elle a été complétée depuis la publication de l’article par les 3 années 2014 à 2016, dernière année validée par l’Agence de l’eau. Le tableau 2 joint présente ces valeurs, en plaçant les stations du haut en bas globalement en fonction du nombre croissant de pesticides rencontrés sur les 7 années.

Rappelons que la présence de telles molécules en concentrations quantifiées correspond à des usages localisés dans le temps et l’espace, c’est-à-dire le bassin versant proche correspondant à l’amont de chaque station et durant les semaines ou mois précédents : les usages agricoles par épandages sont les plus probables concernant notre aire d’étude.

1 – Observations.
Les molécules comptabilisées sont au nombre de 20, soit 19 épandues, puisque l’AMPA est le métabolite du glyphosate, ce qui ne l’empêche pas d’être lui aussi toxique.
Parmi les 20 (19) molécules trouvées, la très grande majorité sont des herbicides. Trois sont des insecticides et une un fongicide.

Le glyphosate, et son dérivé, l’AMPA, témoignent d’un large usage dans la culture de l’herbe, et au delà : on les retrouve 10 fois pour le glyphosate, 95 fois pour l’AMPA, dès 2010 ou 2011 pour l’essentiel des stations. Seule une station ne le présente pas à la concentration quantifiée : la Bienne à Jeurre. Cet herbicide est utilisé très fréquemment, jusqu’en altitude, comme désherbant total avant culture d’herbe ou autres. Lorsqu’une seule molécule est présente pour une station, c’est l’AMPA ou plus rarement le glyphosate. Néanmoins, le chlortoluron est retrouvé 17 fois, les autres molécules moins de 5 fois.

Les herbicides correspondent à des usages plus variés : cultures de céréales (maïs, orge, blé) pour l’essentiel, sans exclusion d’autres cultures. La dominance du glyphosate avec 69 % des cas de présence de molécules est notable. Néanmoins la présence croissante des autres molécules est manifeste.

Le tableau 2 joint résume ces données, avec les années et stations où le pesticide est présent pour la première fois.

2 – Analyses dynamiques.
Les différences entre années sont irrégulières : 2011 est l’année où l’empreinte est la plus forte pour les 7 années étudiées en nombre de stations et de molécules mais 2015 et 2016 sont deux années bien marquées aussi. Les variations de pluviométrie et/ou de couverture neigeuse les expliquent sans doute et font partie des aléas climatiques.

On observe cependant une distribution liée à des usages et pratiques agricoles différents.
La dominance du glyphosate correspond bien au développement intensif de la culture de l’herbe. Cette dominance est croissante (60 % des molécules présentes sur les 4 années 2010-2014, 69 % pour les 7 années 2010-2016). La présence croissante des autres molécules est à mettre en relation avec la polyculture qui se développe en altitude ces dernières années.

Les deux tableaux joints 1 et 2 montrent une distribution orientée en effet en fonction du développement de l’industrialisation agricole, liée en partie à l’altitude et à des reliefs plus ou moins favorables à l’intensification de l’agriculture et à l’extension de parcelles de grande taille avec différentes pratiques : suppression des haies éventuellement, des dolines, de petites zones humides, passage du casse-caillou, herbe semée, etc.

De fait, une zonation des pratiques agricoles intensives peut être mise en évidence ici :

– des pratiques à faible industrialisation et faible usage de pesticides (dont les herbicides) : en haute altitude (le Doubs à Mouthe-Pt Sarrageois) ou de reliefs marqués autorisant difficilement l’extension des surfaces des parcelles et la pratique de la culture d’herbe (la Bienne à Jeurre) ;

– des pratiques de la culture d’herbe avec, de plus en plus fréquemment, désherbage chimique total préalable et labour sur des parcelles de grande taille : ce sont les exemples des plateaux du haut Doubs ou haut-Jura, essentiellement au dessus de 7-800 m d’altitude ; le glyphosate et l’AMPA sont principalement retrouvés dans les eaux des cours d’eau ;

– des pratiques de polycultures (herbe et céréales) avec désherbages chimiques (avant et pendant les cultures) et avec labour. Ces pratiques agricoles s’étendent en altitude, tant dans le Doubs que dans le Jura, puisqu’on les retrouve actuellement jusque vers 8-900 m d’altitude.
En plus du glyphosate et de l’AMPA, on retrouve ainsi les autres molécules supplémentaires observées dans les cours d’eau drainant ces zones. Et au cours du temps, leur présence est de plus en plus marquée, avec sans doute des biais possibles (pluviométries différentes, etc.) et les plus précoces pour les 5 années étudiées sont : 2011 pour les stations d’altitude inférieure à 400 m (le Doubs à Labergement Ste Marie constituant un cas particulier), 2013, voire 2014 pour les stations au bassin versant au dessus de 4-500 m.

3 – Conclusions.
On observe que l’agriculture en zone de montagne (recouvrant la zone AOC Comté) augmente son empreinte sur les cours d’eau à partir de 2011 : le niveau de pollution par les pesticides est en augmentation, tant dans le nombre et la diversité des molécules épandues, que dans leur récurrence (usages répétés). Cela correspond très clairement à une intensification des pratiques culturales (pour l’herbe) et le développement en altitude de la polyculture.

L’AMPA et le glyphosate apparaissent dans les analyses de manière quantifiée de plus en plus tardivement en relation avec l’altitude (2010 pour le Cusançin, 2011 pour les autres stations au bassin versant situé en dessous de 8-900 m d’altitude, le Doubs à Arçon étant un cas particulier à approfondir), le Doubs à Mouthe-Pt Sarrageois en 2016 et les stations les moins propices à l’industrialisation en sont encore indemnes comme la Bienne (mises à part 2 analyses problématiques).
Le développement de la polyculture (herbe et céréales) se retrouve clairement dans les pollutions par pesticides des cours d’eau et de leur bassin versant : au-delà du réchauffement climatique favorisant ce développement en altitude, ce sont des politiques agricoles qui sont clairement en jeu.

On peut donc, ainsi que nous l’avions déjà montré, identifier avec relativement de précision les usages des pesticides en exploitant les analyses de l’eau : celles-ci sont bien le reflet de notre société, un marqueur de son empreinte sur les écosystèmes naturels. Et pour les années à venir, on peut imaginer la présence encore plus marquée en concentration quantifiée de molécules fongicides et insecticides, lesquelles font partie intégrante des traitements des céréales et autres cultures, et donc une empreinte encore plus présente, à moins d’une volonté politique forte comme le passage de l’AOC Comté en qualité biologique.

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