INTRODUCTION – Nos rivières comtoises, comme beaucoup d’autres en France, sont victimes de l’eutrophisation. Il s’agit d’un développement important et anormal d’algues et de cyanophycées du à l’excès d’azote et de phosphore dans le milieu aquatique. A la suite d’un épisode de mortalité massive des poissons de la Rivière La Loue (Doubs et Jura) qui se produisit au printemps 2010, le préfet du Doubs commande une expertise. Cette expertise [1] livre comme première recommandation : la maîtrise des flux de nutriments (azote et phosphore) ce qui implique l’identification des principales sources des deux éléments. En effet, pour que nos rivières ne subissent pas un scénario breton, autrement dit un envahissement mortifère par les algues vertes, il convient de déterminer les sources et les quantités d’azote et de phosphore qui polluent nos rivières. Rappelons ici, que l’état français s’est engagé à viser la diminution de 40% de ces nutriments dans les bassins victimes des algues vertes.
Je me propose donc de vous présenter au cours des prochaines semaines, trois articles qui vont proposer une quantification des flux d’azote, puis de phosphore. Enfin, dans un troisième article, je présenterai les principales conclusions de chercheurs québécois qui ont étudié la mobilité du phosphore, depuis les sols jusqu’aux milieux aquatiques.
Vous trouverez en fin d’article quelques définitions. Les calculs sont présentés dans un document en annexe (en format pdf).
1 – LES SOURCES AGRICOLES. (Fig. 1) – Les principales sources agricoles d’azote sont les épandages de fumiers et de lisiers des élevages et les engrais minéraux.
Sur le bassin versant de La Loue, l’agriculture compte 54.000 hectares de Surface Agricole Utile (SAU, dont 90% en herbe) et 44.115 UGB (Unités Gros Bétail [définition A]) [1]. L’élevage représente une production de 3750 tonnes d’azote par an, équivalent à 85 kg d’azote par an et par UGB [1].
Les chiffres fournis par une fiche de la Chambre d’Agriculture du Puy de Dôme [2], nous permet une vérification de cette valeur. Le cheptel produirait annuellement 455.400 tonnes de fumiers (69% des UGB du bassin versant en installation tout fumier [1]) et 245.520 m3 de lisier (31% des UGB en système lisier ou en système mixte lisier-fumier, [1]). Ces déchets organiques correspondent à 3496 tonnes d’Azote, en bon accord avec la valeur précédente.
Par ailleurs, du fait des pertes du Doubs vers Pontarlier, pertes qui alimentent la Loue à hauteur de 1/7è du débit du Doubs [1], il faut donc ajouter une production d’azote provenant des activités agricoles du Haut-Doubs. Un support de présentation de la MISE Loue (Mission Interministérielle Service de l’Eau) de novembre 2010 [3] chiffre à 72.000 UGB la totalité du cheptel bovin et porcin du bassin versant Haut-Doubs et Haute-Loue. Une estimation faite par nos soins (calculs en annexe) propose d’ajouter 339 tonnes d’azote correspondant à la participation des activités agricoles du Haut-Doubs qui rejoignent La Loue.
A ce stade, le cheptel agricole dans sa totalité représenterait donc 4089 tonnes d’azote. Le rapport des experts [1] mentionnant que « 50% de cette production est maîtrisée et que 50% est restituée aux pâturages », il serait donc épandu, par an, 2044 tonne d’azote au titre de la fertilisation organique.
A cette quantité, il convient d’ajouter les engrais chimiques. La bibliographie [1, 4] fournit une valeur d’achat de 32 kg d’azote par hectare pour la SAU du département du Doubs. Rapporté à la SAU du bassin versant de La Loue, l’achat annuel d’engrais représenterait donc environ 1728 tonnes d’azote (valeur minimale n’intégrant pas les engrais de l’agriculture du Haut-Doubs).
Enfin, pour conclure ce paragraphe, citons un bilan CORPEN [définition B] qui établit que, pour le sous bassin de la source de Plaisir-Fontaine, représentant 940 hectares dont 585 ha de SAU, l’azote est en excès de 34 kg par hectare [5] . Extrapolant cette valeur au 54.000 ha de SAU du bassin versant de La Loue, le calcul produit la valeur d’un excédent en azote de l’ordre de 1800 tonnes annuelles.
2- POLLUTIONS DOMESTIQUES ET INDUSTRIELLES, les STEP (Stations d’Épuration). (Fig. 1) – Les pollutions domestiques et industrielles sont l’autre source principale de nutriments rejetés dans le milieu naturel. Ces rejets sont maîtrisés et connus car reliés aux réseaux de collecte des eaux usées, puis traités par les STEP. Sur le bassin versant de La Loue, on estime que le taux de raccordement aux réseaux de collectes des eaux usées est de l’ordre de 97% [1]. Les STEP (environ 80 stations) ont rejeté, en 2008, dans le milieu aquatique ou dans le karst, une pollution équivalente à 1829 kg/j produits par les habitants et 203 kg/j issus des fromageries [1], pollution exprimée en DBO5 [définition C]. Avec l’équivalence habituelle de 1 Equivalent Habitant = 60 DBO5 = 15 grammes d’azote par jour et par habitant [6], nous calculons que ces rejets correspondraient annuellement à 167 tonnes d’azote pour les habitants et 19 tonnes d’azote pour les fromageries.
En utilisant les données publiées par le portail du bassin Rhône-Méditerranée [7], les STEP répertoriées en 2007 rejetteraient 41 tonnes d’azote en rejets directs dans une rivière ou un ruisseau du bassin versant ou dans le karst par l’intermédiaire d’une faille, d’une perte ou d’une doline. Cette valeur est certainement plus proche de la réalité car le rapport DBO5/Azote de 60/15 est une valeur de pollution à l’entrée de la station, l’azote en station étant transformé en azote atmosphérique, ou rejeté en solution (rejets directs) ou stocké dans les boues d’épuration.
Enfin, les boues, qui sont quasiment toutes épandues, représentent une masse totale de 1928 tonnes annuelles de matières sèches (somme des fiches [8]). Une fiche technique de l’ADEME [9] nous fournissant la valeur de 40±10 kg d’azote par tonne de matières sèches, il est donc possible de faire une estimation des quantités annuelles d’azote contenues dans ces boues. L’épandage des boues correspond annuellement à 77 ± 19 tonnes d’azote apportées au bassin versant de La Loue.
3- LA LOUE – À partir des concentrations moyennes annuelles en nitrates [4] et des débits moyens (module inter annuel [10]), nous pouvons facilement calculer le flux annuel d’azote correspondant aux nitrates en solution dans l’eau de la rivière. Nous obtenons ainsi par exemple, 470 tonnes/an à Mouthier-Haute-Pierre ; 2342 tonnes/an à Chenecey-Buillon et 2036 tonnes/an à Parcey.
L’étude récente des sources du Maine et de Plaisir Fontaine [4] propose des flux d’azote et de phosphore sur La Loue et ses affluents. Elle met aussi en évidence une importante source d’azote organique avec, pour la source du Maine : 149 tonne d’azote total par an dont 35 % d’azote organique et, pour la source de Plaisir-Fontaine : 27 tonnes d’azote total par an avec 40% d’azote organique.
Si on retient une valeur de 35 % d’azote organique pour La Loue, alors l’azote total transporté à Chenecey-Buillon correspondrait en réalité à 3600 tonnes par an (et environ 725 tonnes/an à Mouthier-Haute-Pierre et 3100 tonnes/an à Parcey, (Fig. 1).
Il faut noter que certains spécialistes [4] estiment que les 4/7èmes de l’azote de la rivière et en excès sur le bassin versant, ce qui, à Chenecey-Buillon correspond à environ 2000 tonnes en excès par an. En effet, si on considère qu’une concentration de 3 mg/l de nitrates est une concentration normale, naturelle, pour une rivière non polluée par les nitrates, alors la différence entre 3 et 7 mg/l correspond à un « excès polluant » de 1339 tonnes d’azote des nitrates, correspondant à 2060 tonnes d’azote total (obtenu en ajoutant 35% d’azote organique).
Pour la Surface Agricole Utile du bassin versant (54.000 ha), cet excès correspond à 38 kg d’azote par hectare. Il est particulièrement frappant de constater que cette valeur est similaire à l’excès d’azote d’origine agricole extrapolée à partir du bilan CORPEN réalisé à Plaisir-Fontaine (paragraphe précédent). Cela, nous semble-t-il, constitue un argument incontournable pour expliquer la pollution de La Loue par un excédent d’épandage d’azote sur le bassin versant agricole.
Il faut, en outre, préciser que ce flux d’azote est très irrégulièrement réparti. Il est étroitement associé à la fois aux périodes de pluie et aux périodes de fumures. Les concentrations en nitrates augmentant conjointement avec les débits, les flux associés aux crues peuvent être 5 fois, voire 10 fois supérieurs au flux journalier moyen, voire davantage encore. Par exemple, en 2003 [4], lors d’une crue d’automne au moment des épandages de fumiers et lisiers, la concentration en nitrates atteignit 25 mg/l, associée à un débit d’environ 175m3/s, ce qui représente 85 tonnes d’azote, uniquement des nitrates, charriées en une seule journée !!! 131 tonnes d’azote total, si on applique « la règle » de 35% d’azote organique !!!
Enfin, tous ces calculs sont basés sur les concentrations dans l’eau, mais il y a une importante réserve d’azote dans la biomasse végétale excessive (la « marée verte » de nos eaux douces) et un bilan total devrait également tenir compte des eaux interstitielles, où les concentrations en azote sont triplées [11], et des sédiments.
4- EVOLUTION DEPUIS LES ANNÉES 70 (Fig. 2) – Les concentrations en nitrates mesurées dans La Loue augmentent de façon régulière, de 0,07mg/l par an [1], depuis les années 70. Sur cette période, et malgré l’augmentation de population, les rejets des STEP sont restés constants, voire ont légèrement diminué [1]. Cette augmentation de la pollution par les nitrates ne peut s’expliquer que par l’augmentation de la production et de la productivité agricoles. Par exemple, [1] :
– en 1980, une Unité Gros Bétail produisait 70 unités d’azote par an contre 85 uN/an aujourd’hui (+ 21%),
– en 2006, la race Montbéliarde produisait en moyenne 6451 kg de lait par an et par vache, ce qui représente une augmentation de 1400 kg de plus en 20 ans (+ 28%),
– la fertilisation par l’azote minéral était de 18 unités d’azote par hectare en 1973 contre 32 uN/ha en 2009 (+ 78%),
– il y a également une évolution des systèmes « tout fumier » qui sont remplacés par des systèmes mixtes ou « tout lisier ».
5- CONCLUSIONS
Les sources agricoles représentent annuellement près de 6000 tonnes d’azote, dont 3800 tonnes seraient épandues, avec l’estimation d’un excès de l’ordre de 1800 tonnes (Fig. 1).
Les STEP, représentant les pollutions domestiques et industrielles raccordées aux réseaux de collecte, représenteraient au maximum 277 tonnes d’azote et plus vraisemblablement seulement 114 tonnes.
La Loue charrie, à Chenecey-Buillon, 3600 tonnes d’azote total dont 2000 tonnes sont un excès du aux activités humaines.
Il est donc évident que l’agriculture est responsable de cette pollution par l’azote et donc de l’eutrophisation de la rivière. Avec nos calculs, les excès agricoles représentent environ 15 fois les rejets des STEP, ou 94%, au moins, de l’azote transféré vers le milieu aquatique.
Aucun décideur ne peut ignorer cette donnée essentielle.
Aucune politique de restauration des milieux aquatiques, aucun investissement, ne peut aboutir, si il n’y a pas une diminution importante, de l’ordre de 2000 tonnes par an, des épandages en azote. Notons que cette masse correspond à peu près à la quantité d’engrais chimique.
Une première solution pourrait être un moratoire sur l’achat et l’épandage des engrais chimiques qui, selon les agronomes interrogés, n’aurait pas voire très peu d’effet sur les rendements agricoles. Puis, à moyen et court terme, notre région doit réfléchir aux pratiques agricoles compatibles avec la sauvegarde de nos rivières, La Loue, Le Doubs franco-suisse, Le Dessoubre, … rivières si célèbres dans le monde entier et qui doivent retrouver les densités et les qualités piscicoles qui les ont rendu si célèbres.
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ANNEXE – Les calculs
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Quelques définitions
[A] l’unité gros bétail (UGB) est une unité de référence, une unité standard : 1 UGB est l’équivalent pâturage d’une vache laitière produisant 3000 kg de lait par an, sans complément alimentaire concentré (source : site de l’U.E.). Par comparaison, une vache laitière Montbéliarde produirait aujourd’hui plus de 6000 litres de lait par an, avec compléments alimentaires, soit plus du double!
[B] bilan CORPEN (Comité d’ORientation pour des Pratiques agricoles respectueuses de l’ENvironnement). Il s’agit ici du bilan apparent de minéraux, qui consiste ainsi à comparer le flux d’azote entrant dans l’exploitation avec le flux qui en sort. Les entrées correspondent : aux engrais minéraux chimiques achetés ; aux engrais organiques achetés ou cédés ; à la fixation symbiotique de l’azote par les Fabacées (pois, lentille…) ; aux aliments du bétail achetés ; aux produits végétaux achetés tels que les fourrages ou les pailles par exemple ; aux animaux achetés pour le renouvellement. Les sorties correspondent : aux ventes de produits végétaux ; aux ventes de produits animaux ; aux fourrages grossiers exportés vers des tiers ; aux déjections animales vendues ou cédées à des tiers. Le bilan total correspond à : Entrées – Sorties.
source : www.agriculture-de-demain.fr/Agriculture_raisonnee/bilan_mineraux.html
[C] la Demande Biochimique en Oxygène (DBO) est la quantité d’oxygène nécessaire pour oxyder les matières organiques (biodégradables) par voie biologique (oxydation des matières organiques biodégradables par des bactéries). Elle permet d’évaluer la fraction biodégradable de la charge polluante carbonée des eaux usées. Elle est en général calculée au bout de 5 jours à 20 °C et dans le noir. On parle alors de DBO5 (en mg/l ou mg/j). source : fr.wikipedia.org/wiki/Demande_biologique_en_oxygène
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BIBLIOGRAPHIE
[1] Villeneuve A., Humbert J.-F., Romuald Berrebi R., Devaux A., Gaudin P., Pozet F., Massei N., Mudry J., Trevisan D., Lacroix G., Bornette G., Verneaux V. (2012) Rapport d’expertise sur les mortalités de poissons et les efflorescences de cyanobactéries de la Loue. (expertise mandatée par le préfet du Doubs). ONEMA, Bioemco, 32p.
[2] « Valeurs fertilisantes des fumiers et lisiers ». Fiche de la Chambre d’Agriculture du Puy de Dôme (http://www.chambre-agri63.com/images/stories/valeurs.pdf)
[3] Support de Présentation MISE Loue, 4 novembre 2010.
[4] Cuinet A., Daudey T., Rahon J., Daud J.-B. (2012) Suivi de la qualité des eaux des sources du Maine et de Plaisir Fontaine. 27 février au 3 août 2011. Agence de l’Eau, Conseil Général du Doubs, Fédération de Pèche du Doubs. 73p.
[5] Costilhes F et Tourenne D. (2011) Sous-Bassin de Plaisir Fontaine. Enquête des pratiques agricoles. Terres d’Avenir. Agence de l’eau, 30 mai 2011.
[6] par exemple, site du Sénat : La qualité de l’eau et assainissement en France (annexes) – Annexe 77 – RÈGLES ET ÉCHÉANCES EN MATIÈRE D’ASSAINISSEMENT
(http://www.senat.fr/rap/l02-215-2/l02-215-268.html)
[7] Portail du bassin Rhône-Méditerranée – Catalogue des données performances des Stations d’Epuration
(http://sierm.eaurmc.fr/telechargement/bibliotheque.php?categorie=performances-step)
[8] Ministère de l’Écologie, du Développement Durable et de l’Energie. Portail d’information sur l’assainissement communal. (http://assainissement.developpement-durable.gouv.fr)
[9] fiche ADEME. Fiche Technique Épandage. La valeur agronomique des boues d’épuration.
(http://www.ademe.fr/partenaires/boues/pages/f22.htm)
[10] Serveur de données hydrométriques temps réel
du bassin Rhône Méditerranée.
Par exemple, station de Chenecey-Buillon :
www.rdbrmc.com/hydroreel2/station.php?codestation=611
[11] Frossard V. (2006) Etude des proliférations algales sur la Loue Eté 2006. Master de l’Université de Franche-Comté.