Les micropolluants et pesticides dans les eaux comtoises

Les zones karstiques de montagnes et plateaux sont dans une situation particulièrement  alarmante.

Travail réalisé à partir d’analyses « Agence de l’eau Rhône Méditerranée et Corse » – octobre 2014.

Ce travail utilise des données extraites d’un article paru dans le bulletin n° 94 de la Société d’Histoire Naturelle du Doubs, au printemps 2014 : « Les micropolluants et pesticides dans les eaux comtoises : un enjeu grave en matière de biodiversité et de santé humaine », par Gilles Sené, professeur agrégé, DEA Ecologie végétale, membre du Collectif Loue et rivières comtoises.

En vallée de Loue, printemps 2014 (photo M. Prochàzka)

Problématique

Depuis quelques années, on constate des mortalités de poissons (truite et ombre) sur le Haut Doubs, la Loue, le Dessoubre, le Haut Ain et la Bienne, cours d’eau renommés, drainant les plateaux et monts du massif du Jura : nous avons essayé de comprendre les perturbations écologiques que pouvaient subir ces cours d’eau.

Pour ces rivières, outre d’être en zone karstique, zone où les circulations d’eaux souterraines sont rapides, différents constats sont partagés :

  • un effondrement de certains niveaux de la chaîne alimentaire (populations d’insectes aquatiques estimées aujourd’hui au millième de ce qu’elles étaient il y a trente ans),
  • le colmatage des fonds et les développements algaux, tout ceci en correspondance avec l’eutrophisation (excès d’azote et de phosphore),
  • des mycoses des poissons (Saprolegnia),
  • mais aussi la fragilisation de toutes les formes vivantes par des centaines de molécules toxiques. C’est cette dernière problématique qui nous préoccupe ici.

Sur la base des analyses de l’Agence de l’eau Rhône Méditerranée et Corse (stations RCS), deux directions d’études différentes sont entreprises :

  • l’une centrée sur un site, le Drugeon, à Vuillecin, pouvant correspondre à un état des lieux ponctuel, correspondant à notre problématique et étendue à l’ensemble de la région (analyses de l’eau sur les années 2010-2012 pour des stations du réseau RCS) ;
  • l’autre, centrée sur un herbicide et son métabolite, afin d’étudier leur évolution en concentrations dans les eaux de toute la région.

1 – Études comparatives sur les eaux en Franche-Comté entre 2010 et 2012 : une pollution de fond massive, durable et croissante des organismes et écosystèmes aquatiques, démontrée par le cumul de molécules toxiques contenues dans les cours d’eaux.

11 – Aspects méthodologiques : résoudre l’impossibilité de quantifier des concentrations cumulées en micropolluants dans l’eau.

Une analyse pour une date se présente comme une liste de molécules : sels minéraux, métaux, pesticides et molécules industrielles. Chaque liste résulte d’une liste plus large correspondant à l’ensemble des molécules recherchées par l’Agence de l’eau. Notons que l’Agence de l’eau n’analyse pas toutes les molécules présentes dans l’eau (potentiellement plus de 100 000 !) : par exemple, les médicaments, variés et nombreux tant en santé humaine qu’animale sont absents. De même, la liste initiale ne peut comporter toutes les molécules industrielles qui sont introduites dans nos modes de vie régulièrement : deux exemples, un fongicide utilisé en scierie et un surfactant, ne font partie de la liste des molécules analysées.

Nous avons été surpris d’y retrouver des centaines de ces molécules, dans quelque cours d’eau que ce soit en Franche-Comté et à quelque date que ce soit.

Toutes sont à des concentrations quantifiées en microgramme par litre (μg/L), (microgramme = millionième de gramme). Certes, la très grande majorité de ces molécules sont à leur seuil de détection et non quantifiables, mais elles sont bien présentes et leurs quantités cumulées doivent être prises en compte : les effets cocktails, imprévisibles, surtout aux faibles concentrations de ces biocides sont inquiétants. Comment quantifier ces concentrations cumulées ?

Nous avons trouvé dans la bibliographie différentes méthodes, dont aucune n’est exacte, mais qui permettent néanmoins de présenter une estimation des concentrations cumulées : la plus simple et non la moins fiable est de faire le total des concentrations des molécules à la valeur seuil et de le diviser par deux.

Nous avons aussi classé les molécules par familles chimiques.

12 – Des molécules très nombreuses, des concentrations cumulées très inquiétantes : une pollution de fond massive, durable et croissante des organismes et écosystèmes aquatiques.

Nous avons exploité les analyses (pour une date (15/10/2013), étendue sur les années 2010-2012) pour le Drugeon, un affluent du Doubs drainant les plateaux à 800 m d’altitude en zone rurale. Pas d’industrie notable, une ligne ferroviaire, une activité agricole centrée sur la production laitière, les élevages porcins et le bois.

Nous les avons comparées avec celles du ruisseau de Noironte, en plaine, dans un contexte agricole différent : paysage vallonné en plaine, avec des cultures variées et de l’élevage bovin.

Cf. tableau ci-dessous.

Deux types, cumulés, de pollutions se dégagent.

Une grave pollution de fond. Dans le Drugeon, on retrouve 539 molécules, dont 340 pesticides, un seul au dessus de sa valeur de détection, contre 643 dont 435 pesticides en plaine : ces nombres sont impressionnants et leur différence ne masque pas la prégnance du problème d’une grave pollution.

Concernant les centaines de pesticides, en utilisant la méthode présentée ci-dessus, on peut estimer :

– pour le Drugeon : total des pesticides, 6,36 μg/L, dont 2,45 μg/L pour les herbicides ;

– pour le ruisseau de Noironte : total des pesticides, 15,08 μg/L : soit 8,68 μg/L d’herbicides, 2,19 μg/L de fongicides et 3,62 μg/L d’insecticides.

Même imprécis, l’ordre de grandeur des concentrations reste valide : les eaux comtoises contiennent des pesticides dont la concentration est de plusieurs microgrammes par litre, ce qui correspond à un constat particulièrement alarmant.

On constate nettement les différences entre les deux régions : les quantités sont très moindres sur les hauts reliefs, domaine de l’herbe, cultivée ou non, des bovins, et dans une moindre mesure, des porcins, par rapport à celles de plaine, aux cultures variées.

Autre étude, celles du nombre de pesticides dans les eaux du Dessoubre, à St Hippolyte (25) pour l’année 2012 : 374 à 547, soit en moyenne 437 micropolluants (en grande partie des pesticides). Soit vraisemblablement, des concentrations cumulées de quelques microgrammes par litre (étude réalisée suite à des mortalités de truites et ombres en janvier et février 2014).

Devant ce constat, nous devons considérer que les micropolluants retrouvés à la valeur seuil doivent être compris comme une pollution des écosystèmes aquatiques généralisée, chronique, extrêmement variée et massive (même si l’unité de mesure demeure le microgramme par litre). Certaines molécules retrouvées dans les analyses sont interdites depuis des décennies : leur présence confirme leur très faible biodégradation ainsi que leur bioaccumulation. Ces micropolluants reflètent parfaitement le mode de vie de notre XXIème siècle, imprégné à l’échelle planétaire, de molécules industrielles.

Pour en comprendre la gravité, ces valeurs sont à comparer au seuil de potabilité humaine de 0,5 μg/L en concentrations cumulées de pesticides.

Des pollutions d’usage, ponctuelles. Les pesticides dont la concentration dépasse la valeur seuil expriment des usages, ici agricoles, localisés dans l’espace et dans le temps : ainsi pour le Drugeon, le glyphosate et/ou son dérivé AMPA, de plus en plus présents sur les hauts reliefs ; on doit y associer le développement de la culture d’herbe, une pratique croissante de l’industrie agricole laitière en phase d’intensification (permettant la production des fromages Comté, Morbier, essentiellement).

Comme précédemment, on constate des différences avec le ruisseau de Noironte : les nombreuses molécules (37) à dépasser les valeurs seuil de détection correspondent très clairement aux usages agricoles de cultures variées.

2 – Étude spécifique au glyphosate (molécule active du Round-up©) et son dérivé, l’AMPA, une pollution en développement, du fait de pratiques agricoles en cours d’intensification industrielle.

Dans les eaux franc-comtoises, on retrouve ces molécules à la valeur seuil ou au dessus. Le tableau montre le rapport entre le nombre de stations « Agence de l’eau » où sont observées ces molécules à la valeur supérieure à la valeur seuil par rapport à la valeur seuil pour les 3 années disponibles à la date de notre travail.

Année 2010 2011 2012
Glyphosate 0 / 21     (0 %) 2 / 36    (5,6 %) 0 / 32    (0 %)
AMPA 1 / 21   (4,8 %) 15 / 36    (41,7 %) 13 / 32    (40,6 %)

Avec les graphiques ci-dessous, se confirme le développement du désherbage chimique en 2011, confirmé en 2012. Contrairement aux zones de plaine et de grandes cultures, le glyphosate n’apparaît que très rarement. Nous expliquons cela par des pratiques différentes : entre le désherbage et le réensemencement, les sols ne restent nus que quelques semaines. Les lessivages moins intenses, les durées de résidence importantes, liées au type de précipitations (neiges ou pluies), favorisent donc la dégradation du glyphosate en AMPA.

Par rapport aux zones de plaines, de grandes cultures intensives, les concentrations de ces deux molécules dépassent néanmoins nettement moins souvent et nettement moins en concentrations mesurées les valeurs seuil de détection.

3 – Origines potentielles et probables des micropolluants. Remédiations nécessaires

Nous avons ensuite essayé de comprendre ces nombres et diversités de molécules aux toxicités variées (reprotoxiques ou perturbateurs endocriniens, neurotoxiques, cancérigènes) dans les eaux franc-comtoises.

Pour les molécules à la valeur seuil, nous avons ainsi retrouvé une origine atmosphérique, air et eau de pluie contenant des pesticides (en Franche-Comté, en 2004, détection d’une vingtaine de molécules sur les 66 recherchées dans l’air et 10 de ces pesticides dans l’eau de pluie). De fait, l’Europe et la planète sont parcourues par des nuages polluants d’origine agricole, aux signatures diverses suivant les cultures et les saisons de traitement. De la goutte de pluie à la rivière, le chemin est vite parcouru.

Nous avons aussi pris en compte les eaux domestiques assurant la circulation de pesticides issus de l’alimentation humaine : un exemple, la présence du chlordécone (insecticide utilisé dans les bananeraies des Antilles).

Sans oublier les eaux de lessivages liées à l’élevage dont l’alimentation comporte de telles molécules : sur l’ensemble Haut Doubs et Haute Loue (72 000 bovins, plus les porcins), plus de 26 000 tonnes annuelles d’aliments sont distribuées

Le lessivage de décharges, plus ou moins autorisées au fil des décennies, doit aussi assurer une partie des concentrations observées.

Enfin, sont évoquées les remédiations nécessaires, avec une urgence qui sera proportionnelle à la volonté de réduire ces problèmes de santé publique, au-delà de celui des organismes vivants : cultures en qualité biologique, modes de vie, processus industriels plus propres, etc.

En matière agricole, spécifiquement à notre région d’étude, il sera nécessaire de mettre en œuvre :

  • une AOP Comté en qualité biologique pour l’élevage bovin, avec un cahier des charges exigeant, permettant de revenir à une autosuffisance en matière d’alimentation du bétail, une restauration des sols, des bassins versants (replantations de haies, renaturations de petites zones humides, tout ce qui permet une rétention de l’eau la plus longue possible avant la mer). La définition d’un label spécifique aux zones karstiques pourrait constituer une réponse adaptée ;
  • un élevage porcin sur paille, avec une alimentation de qualité biologique.

Ce serait les premières étapes, majeures, d’une réorientation vers une agriculture respectueuse de la biodiversité et des équilibres écologiques des cours d’eau en Franche-Comté.

Documents utilisés
Bibliographie

– Références de l’analyse exploitée pour le Drugeon :
06018150;DRUGEON A VUILLECIN ; 15/10/12
Données téléchargeables sur le site de l’Agence de l’eau Rhône Méditerranée et Corse, comme celles concernant les autres stations du réseau RCS (42 en Franche-Comté).

– Catalogue des molécules et préparations utilisables sur PRAIRIES PERMANENTES – DESHERBAGE
Code usage: 15705901 sur le site du Ministère de l’agriculture, en date du 16.10.2013.

– Note de suivi du plan Ecophyto Franche-Comté, 2008-2009

– Note de suivi du plan Ecophyto Franche-Comté, 2008-2012

– More Than Obvious : Better Methods for Interpreting NONDETECT DATA / Dennis R. HELSEL
U.S. GEOLOGICAL SURVEY / October 15, 2005 / ENVIRONMENTAL SCIENCE &
TECHNOLOGY

– Les pesticides dans l’air franc-comtois, état des lieux, état des connaissances. Etude réalisée par l’ASQAB. 2004.

– Dossier sur le glyphosate sur le site de CPE : Enquête sur le serial killer des prairies : le Glyphosate ne tue-t-il que l’herbe ? Pollustop n° 97. Novembre 2012.

– Alimentation des bovins : rations moyennes et autonomie alimentaire. Institut de l’élevage. Décembre 2012.

– L’agriculture franc-comtoise en 2010. Agreste n° 177. Septembre 2013.

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